19 Janvier 2017

Universalisme contre identité

Management interculturel

Philippe d'Iribarne nous explique pourquoi l’entreprise est un excellent laboratoire de la rencontre réussie entre l’universel et le local, entre la modernité et la diversité des traditions.

Universalisme contre identité

L'entreprise, lieu de compromis entre modernité et tradition ?

Ingénieur au Corps des Mines, Directeur de "Gestion et société" au CNRS, Philippe d'Iribarne est lu et reconnu mondialement, notamment pour ses travaux liés au management interculturel. Fin observateur de la ligne de fracture entre "Modernes" et "Traditionnels", il nous propose dans cet entretien une voie de rapprochement, dont l’entreprise serait une source majeure d'inspiration.

Quel est le fil rouge de votre travail ?

Au cœur de mon travail, il y a une observation : les « Modernes » ont la certitude que la modernité, dans sa volonté de reformatage du monde, va tellement réussir à construire une société hors sol qu’elle va s’affranchir de ce qui est particulier… Mais on ne peut pas s’abstraire du fait que les collaborateurs d’une entreprise, et plus largement les membres d’une société soient Américains, Chinois ou Français, de même que l’on ne peut s’affranchir du fait qu’ils soient chrétiens, musulmans ou bouddhistes, tant cela influence leur rapport au monde : au pouvoir, au doute, au conflit, etc..

Que je travaille sur l’entreprise ou sur la lutte d’influence entre « Modernes » et « Traditionnels » dans le Christianisme, le sujet auquel je m’intéresse est le même : comment les êtres humains vivent ensemble en fonction de leurs imaginaires ? Prenez La logique de l’honneur : ce livre a été la rencontre entre un intérêt pour l’entreprise et un intérêt pour autre chose qui transcende l’entreprise : comment les humains vivent ensemble en fonction de la manière dont ils habitent la condition humaine.

En quoi prendre l’entreprise comme champ d’étude vous a-t-il différencié ?

Le travail sur l’entreprise est largement considéré par les « Intellectuels » comme non pertinent quand il s’agit de comprendre la vie de la cité. Un de mes collègues, qui enseigne la philosophie politique, m’a raconté que lorsqu’il parle de mes travaux concernant l’entreprise à ses étudiants, ils ont du mal à voir que cela éclaire des questions qui concernent la cité. Lorsque je sors des sujets liés à l’entreprise, on me demande pourquoi. Mais, en fait, je m’intéresse, à travers l’entreprise, à des questions qui, tout en l’affectant particulièrement,  la dépassent.

En fait on rencontre dans l’entreprise tous les problèmes, toutes les interrogations, qui marquent la rencontre entre le projet moderne et la diversité du monde. Elle est un lieu de compromis entre ce projet et cette diversité.

Pourquoi, autant il est légitime de s’intéresser aux différences culturelles dans le monde de l’entreprise, comme il m’est arrivé de le faire avec La Logique de l’honneur par exemple, autant, dès que l’on en sort pour aborder des questions de société, on se retrouve face à un mur ? Pourquoi une telle crainte de parler de la différence ?

Pour les tenants purs et durs du projet politique moderne, l’entreprise est de toute manière un lieu de domination qui résiste au projet de construction d’une société d’égaux.  Qu’elle soit marquée par des différences culturelles est cohérent avec son caractère impur. Mais en dehors de cet environnement, s’intéresser à ces différences conduit à butter immédiatement sur le débat du moment : universalisme contre identité.

Ceux qui se veulent  les « Bons », les purs, dans la logique du projet moderne, professent que s’attacher à l’identité des peuples, comme le font les mouvements populistes, c’est refuser l’idéal universaliste, relevant ainsi du « nauséabond. » Tant que l’on reste dans le champ de l’entreprise, on est en dehors de ce débat, mais on le rencontre dès que l’on sort de ce champ.

Dans un monde dont certains pensent qu’il est sorti de la religion, on constate que la modernité en recrée une. Elle promeut un retour à une religion de la forme la plus primitive qui soit : le pur (l’universel) est opposé à l’impur (ce qui enracine).

Si l’idéal universaliste ne compose pas avec une prise en compte réaliste de la diversité du monde, il s’expose à être rejeté avec un retour, tel que celui qui se dessine de nos jours, à une logique identitaire pure et dure.

Dans quelle mesure l’entreprise peut-elle aider à sortir de ce débat et trouver des solutions ?

L’entreprise est un excellent laboratoire de la rencontre réussie entre l’universel et le local, entre la modernité et la diversité des traditions. Nous aurions donc tout intérêt à observer le plus attentivement possible ce qu’il s’y passe, comment cette rencontre se fait en pratique, comment ont été élaborés ces compromis entre modernité et logique traditionnelle.

Le succès, ce n’est pas de copier l’autre mais de bien faire la part de ce qui, dans ses pratiques, témoigne de valeurs universelles, tel le respect des personnes, et de ce qui correspond à une manière propre à une culture d’incarner ces valeurs.

Observer dans l’entreprise qu’il n’y a pas d’opposition réelle entre modernité et tradition pourrait, me semble-t-il, rassurer ceux qui ont peur que la prise en compte de la diversité des cultures conduise au naufrage de l’idéal universaliste. Je le souhaite.

 

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