01 Octobre 2015

Culture et jeu de stratégie

Communication Interculturelle

Les jeux de stratégie à travers les cultures renseignent sur le rapport à l'autre, à l'espace, au temps, et fournissent des indices pour négocier.

Culture et jeu de stratégie

Après avoir décrit les trois grands jeux de stratégie emblématiques à travers le monde, Pierre Fayard nous montre avec pertinence à quel point culture et jeu de stratégie sont intimement liés. Les jeux sont une réplique ludique des stratégies mises en place par les hommes en fonction de leur culture.

Lecture interculturelle des règles du jeu

Pour ceux qui ignorent les règles du jeu de Go, il est une astuce très simple pour les deviner à partir de celles plus connues des Échecs, tant celles-ci prennent le contrepied les unes des autres.

Si aux Échecs, l’entame revient aux Blancs, c’est donc Noir qui lance la partie au Go car en Asie la nuit précède le jour comme on y cite dans l’ordre le yin (féminin) avant le yang (masculin), et non pas le jour et puis la nuit, les plus et les moins, les forces et les faiblesses…

Direct / Indirect

Si l’ensemble du potentiel des joueurs est visible et disponible sur l’échiquier en début de partie, le go-ban est initialement vide car les pierres sont introduites une à une en alternance par chacun en commençant par les bords plus faciles à défendre, suivie d’une lente, mais inexorable, progression vers le centre. En termes de stratégie, les Échecs procèdent plus d’une modalité directe quand le Go est d’inspiration indirecte.

Aux Échecs, les morts au champ d’honneur, soit les pions et les pièces capturés sont retirées. Au Go, à la rare exception d’une prise de pierres, celles-ci étayent, connectent et défendent les territoires inoccupés, et lancent des offensives qui bloquent et handicapent la structuration des territoires adverses.

Au Go, les offensives sont progressives, au moyen d’une réticulation insensible. Cela ne les empêche pas d’être redoutables, comme si le joueur de Go s’effrayait d’une trop grande visibilité. Moins la progression est lisible, moins l’adversaire est à même d’en faire un point d’appui pour ses contres.

Et qu’en est-il de l’Awélé ? Le jeu des semailles véhicule un principe moral surprenant pour un jeu de stratégie. Il interdit de mettre l’autre joueur sur la paille, soit dans la situation de ne plus pouvoir jouer du fait d’une absence de graines dans son camp/champ. Si le terrain adverse n’est plus occupé/cultivé, la possibilité d’y réaliser des gains est vaine. Un adversaire affamé n’est d’aucune utilité, d’où cette limite à ne pas franchir. Pour prendre il faut donner car les graines ne font que passer. On sème chez l’autre pour mieux y récolter et s’en enrichir car le profit se réalise toujours dans le camp d’en face. Ainsi en va-t-il d’un potentiel qui doit être actualisé, engagé et risqué pour devenir rentable. On ne se surprendra guère que dans ce jeu au berceau africain, le temps et le rythme l’emportent sur l’espace. Comme son nom l’indique, ce jeu de circulation est cyclique, et les meilleurs moissonneurs sont ceux qui savent compter et configurer des circonstances favorables avec vivacité.

Victoire absolue ou relative

À l’instar du jeu de Go où l’on ne cherche pas à empêcher l’adversaire de se constituer des territoires, le joueur d’Awélé n’interdit pas à l’autre de récolter. À l’inverse du jeu d’Échecs où la victoire est absolue une fois le roi tombé, elle est relative pour se constituer des territoires plus vastes et plus profitables (Go), ou des récoltes plus abondantes que l’autre (Awélé). Travailler à la fertilité du champ adverse ne relève qu’à première vue du paradoxe car c’est le gage de sa croissance à soi. Les plus lents en rythmes et moins clairvoyants en cycles sont dominés, mais jamais au point d’être affamés.

Patience dans la relation

L’Awélé ne se construit pas des forteresses mais des greniers où s’accumule un potentiel de graines prêtes à l’action. On n’y cherche pas à exclure, mais à mieux profiter chez l’autre sans pour autant le ruiner tout à fait.

À l’Awélé, les capacités de calcul, de réflexion, de concentration, mais aussi de patience dans la relation, dans l’accumulation et dans l’offensive, sont des vertus cardinales. L’objectif consiste à rendre le champ de l’adversaire fertile, tout en assurant simultanément et en défensive, la stérilité du sien. Comme dans le jeu de Go, on ne joue pas contre l’autre, mais nécessairement avec, voire plus encore, en coopération. Pour empêcher les récoltes chez soi, il importe que nos cases/creux s’épaulent en défensive les unes les autres pour ne pas offrir à l’adversaire des opportunités de moissonner.

C’est donc l’art circulatoire qui fait ici la richesse quand c’est la maitrise de l’espace vide qui fait celle du Go, et la mort du roi d’en face qui consacre la victoire sur l’échiquier.

Il est symptomatique de constater que les principes du jeu d’Awélé coïncident particulièrement avec les manières de créer la richesse sur internet. Tant qu’elles n’ont pas été récoltées, les graines/potentiels circulent. Le joueur d’Échecs joue contre l’autre, celui du go avec l’autre dans l’espace dans lequel il installe ses réseaux, celui de l’Awélé joue lui aussi avec en ayant présent à l’esprit le rythme et les cycles qui le feront gagner ou perdre. Son adversaire n’est pas un ennemi mais un défi à son intelligence, un challenge pour le cultivateur et commerçant qu’il incarne.

Des stratégies différentes en fonction des cultures

À l’Awélé, il ne s’agit pas ici de débarrasser l’échiquier des résistances qui l’encombrent afin d’y imposer son ordre, en d’autres termes de faire le vide en simplifiant, en détruisant les forces de l’autre joueur pour le rendre incapable de se défendre.

Le stratégiste occidental Carl von Clausewitz (De la guerre) entre en résonance avec les Échecs quand il écrivait que l’objet de la stratégie consiste prioritairement à détruire les forces de l’ennemi  de sorte que celui-ci ne puisse s’opposer aux volontés qu’on lui dicte.

Suivant en cela Sun Tzu (L’art de la guerre), le joueur de Go prend l’avantage et emporte la victoire en s’adaptant aux changements et aux dispositions de son adversaire. S’il attaque en pleine lumière, c’est pour mieux vaincre en secret (idem).

Abandonner quelques récoltes mineures pour s’en assurer d’abondantes, constitue le nord magnétique de l’Awélé où la seule limite des gains est la survie du partenaire car sa famine l’empêcherait d’entretenir le terrain où récolter. Dans ce cas de figure, l’autre est une utilité bien plus qu’un adversaire, et c’est son ignorance et sa lenteur qui le rendent fertile. La mentalité de razzia n’est pas étrangère à cette philosophie de jeu où le prédateur nomade du désert attend que les sédentaires s’engraissent et engrangent pour intervenir à point nommé. À la bonne époque et avec le bon rythme il s’approprie les richesses jusqu’à une certaine limite, avec justesse, sans dépasser le seuil au-delà duquel les abeilles ne passeraient pas l’hiver, ou que les survivantes seraient dans l’incapacité de transformer en miel l’éclosion des fleurs du printemps. Le cycle aurait été rendu stérile, ce qu’il faut éviter.

Pour s’enrichir, on a besoin d’autrui, c’est une loi élémentaire du commerce. Celle-ci n’est-elle plus que jamais d’actualité dans les logiques virtuelles, des réseaux et des circulations planétaires ?

Quelle partition gagnante possible pour le joueur d’Awélé face à celui colonisateur du Go qui s’y taille des espaces protégés ? Temps contre espace, rythme contre forteresses interconnectées ?

Quelles politiques souveraines pour les joueurs d’Awélé en relations avec ceux du Go et des Échecs. On ne peut que regretter la rareté d’études stratégiques et tactiques en matière d’Awélé et de ses déclinaisons.

    Nous utilisons des cookies à des fins de statistiques et personnalisation des contenus.

    Akteos a également publié sa politique de confidentialité sur la gestion des données à caractère personnel.

    En savoir plus

    J'ACCEPTE